lundi 24 juin 2013


La marche du monde n'est pas une danse lascive

J'assiste par hasard à la mise en place des auvents d'un des soixante-neuf marchés alimentaires découverts que compte la ville de Paris. Je réponds à l'appel d'un bruit régulier pareil à un cliquetis, celui produit par des hommes chargés de matériel que leurs épaules semblent reconnaître comme de vieux amants. Des tiges métalliques sont déjà en place, dans leurs marquages au sol. Le terre-plein ressemble alors à une grande scène dédiée à la pole dance. Dans ce champ hérissé de barres offertes au ciel, aucun être à la souplesse ébouriffante capable d'embrasser l'acier ne se présente. Ici, pas de cours, pas de show. Pas de boule à facettes pour égayer l'allée. Les hommes n'attendent aucune apparition, trop occupés à placer de nouvelles barres, celles qui supporteront cette fois la future toiture. Dans leurs mouvements, pas l'ombre d'un trick, d'une transition ou d'un spin, mais pourtant, il s'agit bien d'une chorégraphie, et si elle n'est pas destinée à faire saliver la ville, elle fait mieux : elle la nourrit. Ce décor est son garde-manger. 
Cette danse exige rapidité et dextérité : il faut qu'une des extrémités s'encastre du premier coup dans l'encoche du pilier, il faut négocier le geste, le poids, évaluer la longueur nécessaire à cette manipulation, anticiper la réception, tout en déposant au sol l'autre bout de la barre d'une main qui connaît parfaitement son affaire. La pièce en métal gagnera sa hauteur définitive quand, sur le chemin du retour, il faudra encore l'emboîter sur le pilier adjacent. La superficie à couvrir est vaste, la cadence soutenue, et bientôt viendra l'installation des bâches blanches. La vision de lits à baldaquin, d'alcôves en extérieur pour ébats inconnus, doit quitter mon esprit. Car hélas, il ne s'agit que de protéger les aliments des intempéries, de cette foutue flotte ininterrompue. Non, la marche du monde n'est décidément pas une danse lascive. Mais une fois loin de ce ballet, je veux continuer à penser que l'effort invisible et immuable fourni chaque jour par des corps au travail n'est pas vain s'il se destine aux plaisirs de la bouche. 

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